29.10.2025

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La notion de matières premières critiques a d’abord désigné les matériaux essentiels à la sécurité nationale mais dont l’approvisionnement était limité. Elle s’est élargie pour inclure aujourd’hui les besoins liés aux transitions énergétique et numérique, avec une demande accrue pour des métaux comme le lithium, le cuivre ou les terres rares. Face aux tensions géopolitiques, identifier et sécuriser l’accès à ces ressources est devenu une priorité stratégique pour les États et les entreprises. Mais comment évalue-t-on la criticité ? Une thèse réalisée à IFPEN, qui a fait l’objet d’une publication [12], fait le tour de la question et en souligne toute la complexité.

Sécuriser l’accès aux métaux critiques pour les transitions en cours

La notion de matières premières critiques est née aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres. Elle désignait alors les matériaux considérés comme essentiels pour la sécurité nationale, mais dont l’approvisionnement était limité. Depuis, le concept a évolué au gré des priorités stratégiques, aujourd’hui déterminées non seulement par la défense, mais aussi par les transitions énergétique et numérique.
Ces transitions entraînent une forte hausse de la demande pour certains métaux et minéraux (comme le lithium, le cuivre ou les terres rares) qui sont indispensables aux technologies bas carbone et numériques [1]. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, garantir l’accès à ces ressources est redevenu une question centrale pour les États comme pour les entreprises. Pour mieux anticiper les vulnérabilités, de nombreux acteurs publics et privés réalisent des études de criticité, visant à identifier les marchés les plus exposés [2].

La matrice de criticité 

Bien qu’il n’existe pas encore de définition ou de méthodologie unique pour évaluer la criticité, la plupart des études actuelles s’appuient sur le cadre théorique défini par le National Research Council en 2008. Cette approche conceptualise la criticité non pas comme une catégorisation, mais comme une mesure continue évaluée selon deux dimensions : l’importance dans l’usage et le risque d’approvisionnement. L’importance dans l’usage est déterminée par le coût ou l’impact d’une rupture d’approvisionnement, tandis que le risque d’approvisionnement représente la probabilité d’une telle rupture. Ces deux critères sont combinés dans une représentation graphique bidimensionnelle appelée matrice de criticité (figure 1a). Plus un métal se situe en haut à droite de cette matrice, plus il est considéré comme critique. Des seuils peuvent être appliqués sur les deux axes pour définir une liste de matériaux critiques, comme illustré dans la figure 1b.

Figure 1: Représentation simplifiée de la matrice de criticité et classification des matériaux

Cependant, la détermination de ces deux critères varie d'une étude à l'autre, depuis la sélection des indicateurs employés à la manière dont ils sont agrégés.  De nombreux articles de la littérature remettent en question la pertinence des indicateurs utilisés et recommandent d’identifier les meilleures pratiques, principalement en acquérant des preuves empiriques [3-5]. C’est ainsi qu’un travail doctoral a été initié à IFPEN, afin d’évaluer la pertinence d'un indicateur en particulier : la concentration géographique de la production d’une matière première. 

Définition et usage de l’indice HHI 

La concentration géographique de la production est l’indicateur le plus couramment utilisé pour évaluer le risque d’approvisionnement [6].  L’idée sous-jacente est simple : plus la production d’un métal est concentrée dans un petit nombre de pays, plus la probabilité de perturbations de l'approvisionnement augmente, en raison de divers facteurs, notamment économiques, politiques ou environnementaux [7].
Pour mesurer cette concentration, la majorité des études utilise l’indice de Herfindahl–Hirschman (HHI), un outil bien connu en économie [8-9]. Cet indice s’exprime comme la somme des carrés des parts de marché de chaque pays producteur. Plus la production est dominée par un ou quelques pays, plus le HHI est donc élevé ; à l’inverse, un marché fragmenté conduit à un indice faible. 
Dans le droit américain de la concurrence, cet indice est interprété selon trois seuils standards : un marché est considéré comme peu concentré si le HHI est inférieur à 1500, modérément concentré entre 1500 et 2500, et fortement concentré au-delà de 2500 [10]. Ces seuils ont ensuite été repris, presque tels quels, dans les études de criticité des matières premières pour identifier les métaux les plus exposés. Pourtant, ces valeurs n’ont jamais été véritablement validées empiriquement dans le contexte des études de criticité.

Validité du HHI comme indicateur de criticité

La recherche menée visait à évaluer la pertinence de l’indice HHI et des seuils associés, en s’appuyant sur l’hypothèse de Gleich et al. [11] selon laquelle les prix de marché des métaux reflètent en partie leur niveau de criticité. Partant de cette hypothèse, la relation entre le HHI et les prix a été analysée sur la période 1994-2021, à partir de données couvrant 33 métaux stratégiques (figure 2). Des modèles économétriques en panel1 ont été mobilisés afin d’étudier l’impact des variations de la concentration géographique de la production des métaux sur la dynamique de leurs prix. 

1 Une analyse en panel combine des données pour plusieurs entités (ici, des métaux) observées sur plusieurs années (ici, entre 1994 et 2021).

Les résultats de l’étude [12] présentent deux contributions majeures :
-    Premièrement, ils révèlent que les fluctuations du HHI sont associées à des variations de prix plus importantes lorsque la concentration de la production est relativement faible. Ceci remet en cause l’hypothèse répandue selon laquelle les risques sont les plus aigus sur des marchés fortement concentrés.
-    Deuxièmement, l’analyse ne met pas en évidence de seuil clair permettant de distinguer les métaux à risque d’approvisionnement élevé de ceux moins exposés, ce qui souligne les limites de l’application de seuils de concentration fixes dans les évaluations de criticité.

Figure 2 : Évolution de la concentration de la production par pays (HHI) à l’étape de l’extraction minière, 1994-2021
Note : Des valeurs élevées de l’HHI indiquent une concentration plus forte de la production. Sources des données : valeurs calculées à partir des données de l’USGS et du BGS.


Par conséquent, ces conclusions suggèrent que s’appuyer sur le HHI, en particulier en combinaison avec des seuils, peut conduire à sous-estimer les vulnérabilités en matière d’approvisionnement dans les marchés qui semblent par ailleurs diversifiés.

Des interdépendances qui interdisent une interprétation simpliste

Plus généralement, ce travail souligne la nécessité de faire preuve de prudence dans l’interprétation de la concentration de la production comme levier géopolitique. Les débats publics mettent souvent l’accent sur le risque que les producteurs dominants, en particulier la Chine, puissent instrumentaliser leur position. Or, comme le souligne Massot [13],  la complexité des chaînes d’approvisionnement en métaux et leurs multiples interdépendances rendent leur instrumentalisation à des fins géopolitiques beaucoup plus difficile en pratique.

Références :

[1] IEA (2021): The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions. IEA. Paris. 
      >> Available online at https://www.iea.org/reports/the-role-of-critical-minerals-in-clean-energy-transitions

[2] Schrijvers, Dieuwertje; Hool, Alessandra; Blengini, Gian Andrea; Chen, Wei-Qiang; Dewulf, Jo; Eggert, Roderick et al. (2020): A review of methods and data to determine raw material criticality. In Resources, Conservation and Recycling 155, p. 104617. 
      >> https://doi.org/10.1016/j.resconrec.2019.104617

[3] Achzet, Benjamin; Helbig, Christoph (2013): How to evaluate raw material supply risks—an overview. In Resources Policy 38 (4), pp. 435–447. 
      >> https://doi.org/10.1016/j.resourpol.2013.06.003

[10] Federal Trade Commission (2010): Commentary on the Horizontal Merger Guidelines
        >> Available online at https://www.ftc.gov/sites/default/files/attachments/merger-review/100819hmg.pdf

[7] Frenzel, M.; Kullik, J.; Reuter, M. A.; Gutzmer, J. (2017): Raw material ‘criticality’—sense or nonsense? In J. Phys. D: Appl. Phys. 50 (12), p. 123002. 
      >> https://doi.org/10.1088/1361-6463/aa5b64

[4] Glöser, Simon; Tercero Espinoza, Luis; Gandenberger, Carsten; Faulstich, Martin (2015): Raw material criticality in the context of classical risk assessment. In Resources Policy 44, pp. 35–46.               
      >> https://doi.org/10.1016/j.resourpol.2014.12.003

[5] Hatayama, Hiroki; Tahara, Kiyotaka (2018): Adopting an objective approach to criticality assessment: Learning from the past. In Resources Policy 55, pp. 96–102. 
      >> https://doi.org/10.1016/j.resourpol.2017.11.002

[6] Helbig, Christoph; Bruckler, Martin; Thorenz, Andrea; Tuma, Axel (2021): An Overview of Indicator Choice and Normalization in Raw Material Supply Risk Assessments. In Resources 10 (8), p. 79. 
      >> https://doi.org/10.3390/resources10080079

[9] Herfindahl, O. (1950): Concentration in the U.S. Steel Industry. Columbia University, New York, NY, USA.

[10] Hirschman, Albert Otto (1945): National power and the structure of foreign trade. Berkeley, Los Angeles, London: University of California press (Studies in international political economy).

[11] Gleich, Benedikt; Achzet, Benjamin; Mayer, Herbert; Rathgeber, Andreas (2013): An empirical approach to determine specific weights of driving factors for the price of commodities—A contribution to the measurement of the economic scarcity of minerals and metals. In Resources Policy 38 (3), pp. 350–362. 
        >> https://doi.org/10.1016/j.resourpol.2013.03.011

[12] Bucciarelli, Pauline; Hache, Emmanuel; Mignon, Valérie (2025): Evaluating criticality of strategic metals: Are the Herfindahl–Hirschman index and usual concentration thresholds still relevant? Energy Economics 143 108208
       >> https://doi.org/10.1016/j.eneco.2025.108208

[13] Massot, P. (2025): Critical minerals: "We need a finer understanding of China’s vulnerabilities". ESSEC Institute for Geopolitics and Business. 
        >> Available online at https://institute-geopolitics-business.essec.edu/blog/critical-minerals-we-need-a-finer-understanding-of-china-s-vulnerabilities

Contact scientifique : Emmanuel HACHE