02.05.2024

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Les cartes géographiques anciennes sont des témoins précieux de notre histoire, offrant une perspective unique sur les dynamiques spatiales des siècles passés. Analyser et comparer ces cartes avec nos données numériques actuelles est une tâche complexe et chronophage mais qui permet de retracer l’évolution de l’occupation des sols depuis le Moyen-Age. Grâce à une approche novatrice utilisant l'intelligence artificielle (IA), en particulier l'apprentissage profond, de nouvelles possibilités, plus simples à mettre en œuvre qu’auparavant, s’offrent aux chercheurs du domaine.
 

Analyse de la carte de Cassini par une approche IA

Dans un article récent [1], une équipe de chercheurs d’IFPEN a présenté une méthode basée sur les réseaux neuronaux convolutifs (CNN1) pour analyser la carte de Cassini (exemple à la figure 1), créée au XVIIIe siècle, et comparer ses caractéristiques avec les données de couverture terrestre actuelles. L’objectif est de retracer l’évolution de l’occupation des sols à travers le temps et ainsi de quantifier les effets de l’anthropisation sur l’occupation de l’espace à travers l’évolution de l’activité agricole, pastorale, etc… Le type d’occupation des sols joue un rôle primordial sur leur fragilisation, les rendant par exemple davantage érodables lorsque le couvert végétal (forêts notamment) est détruit, favorisant le ruissellement des eaux pluviales. L’approche employée, appelée segmentation sémantique, a permis d'extraire les différentes classes d'utilisation des terres, telles que les forêts, les landes, l'arboriculture et les réseaux hydrologiques, à partir de la carte de Cassini.

Carte de Cassini
Figure 1 : Carte de Cassini autour du delta du Rhône

1 Convolutional Neural Networks


Principe général de la méthodologie

La méthodologie employée utilise un réseau de neurones convolutif2 spécifiquement adapté à la segmentation sémantique des images (figure 2), dont le principe consiste, après avoir attribué à chaque pixel d’une image une classe prédéfinie, à créer une nouvelle image dont les pixels indiquent ces différentes classes d’appartenance.

Le réseau de neurones convolutif a été entraîné à partir d'un ensemble de données comprenant 30 imagettes issues de la carte de Cassini, chacune étiquetée avec les différentes classes d'utilisation des terres. 

Cette méthodologie de segmentation sémantique relie les sous-réseaux encodeur et décodeur via des blocs de convolution denses imbriqués. L’encodeur a pour rôle essentiel de capturer les caractéristiques d’une image à différents niveaux d’abstraction. Le décodeur permet de restituer l’image de sortie via une série d’opérations de mises à l’échelle et de couches de déconvolution. 

2U-Net++
 

Pour aller plus loin, voici les étapes principales de la méthodologie utilisée :

1) Une convolution (3 × 3) avec normalisation par lots et activation ReLU3  extrait les caractéristiques.
2) Le max pooling (2 × 2) réduit l'image d'entrée pour capturer des détails fins et réduire le nombre de paramètres.
3) Une convolution transposée agrandit les cartes de caractéristiques.
4) La concaténation fusionne les cartes de caractéristiques des deux sous-réseaux.
5) La première convolution sur l'image d'entrée utilise 32 filtres. Le nombre de canaux double après chaque convolution, tandis que leur taille diminue de moitié après chaque max-pooling.


3 Rectified Linear Unit : fonction qui s’applique à des neurones du réseau et qui sert à filtrer les valeurs négatives

Architecture informatique
Figure 2 : Vue d'ensemble de l'architecture U-Net++ pour notre sortie spécifique


Des cartes qui en disent long sur l’évolution des paysages

L’approche adoptée a permis d'obtenir de bons résultats de segmentation avec une précision moyenne de 90% (entre les segmentations automatiques et manuelles, ces dernières étant considérées comme nos vérités terrain). Les résultats de la segmentation ont révélé des différences significatives entre la carte de Cassini et les données actuelles de couverture terrestre. Par exemple, les forêts couvrent actuellement 2,5 fois plus de surface que sur la carte de Cassini, tandis que le réseau hydrologique occupe cinq fois plus de surface sur la carte historique. Pour les zones considérées, ces résultats fournissent des indications sur les changements climatiques et anthropiques majeurs survenus au cours des deux derniers siècles (figure 3).

    Segmentation sémantique sur la carte de Cassini dans le bassin rhodanien
    Figure 3 : Résultat de la segmentation sémantique sur la carte de Cassini dans le bassin rhodanien [1] avec les différents modes d’occupations (forêt, prairies, arboriculture, hydrologie) superposés sur le fond de carte de Cassini.


    L'IA au service de l'étude des cartes anciennes

    L'apport de l'IA pour l'analyse des cartes anciennes s’avère crucial pour plusieurs raisons :

    • Gain de temps et d’efficacité : la segmentation sémantique automatisée réduit considérablement le temps nécessaire à l’analyse des cartes anciennes, permettant ainsi d’explorer rapidement de vastes ensembles de données.
    • Précision et fiabilité : les techniques d’IA offrent une précision élevée dans l’identification des différentes classes d’utilisation des terres, ce qui permet des analyses fiables et robustes.
    • Compréhension historique améliorée : la combinaison des données extraites des cartes anciennes grâce à l’IA avec les connaissances historiques et géographiques, ouvre sur une meilleure compréhension de l’évolution concomitante des paysages et des sociétés au fil du temps.
       

    Perspectives offertes pour une meilleure connaissance du passé 

    Cette étude souligne le potentiel de l'IA dans l'analyse des cartes géographiques anciennes et ouvre la voie à de nouvelles recherches analogues dans ce domaine. Des démarches similaires pourraient ainsi être menées pour d'autres régions géographiques et périodes historiques, permettant une exploration plus approfondie de notre passé.
    Il s’agit là d’une avancée méthodologique à la fois significative et prometteuse dans la mesure où elle offre de nouvelles perspectives pour les chercheurs en histoire, géographie et sciences de l'environnement. Elle a été utilisée lors des travaux de thèse de T. Martinez [2] pour quantifier les flux de sédiments issus de l’érosion du bassin versant du Rhône transitant vers l’embouchure (delta) depuis le Moyen-Age, et ainsi calibrer des paramètres de modélisation numérique en vue d’anticiper l’évolution du delta du Rhône suivant différents scénarii d’anthropisation des sols. Ce travail illustre enfin le rôle important que peuvent jouer les technologies du numérique pour la préservation et l'exploitation de notre patrimoine cartographique.


    Références :

    [1] T. Martinez, A. Hammoumi, G. Ducret, M. Moreaud, R. Deschamps, H. Piegay, J.-F. Berger, (2023)
    Deep learning ancient map segmentation to assess historical landscape changes, 
    Journal of Maps, 19:1. https://doi.org/10.1080/17445647.2023.2225071

    [2] T. Martinez, Impacts des paramètres hydroclimatiques & anthropiques sur la sédimentation dans le système deltaïque du Rhône à la transition Holocène/Anthropocène, Université de Lyon 2, 2024

    Contact scientifique : gabriel.ducret@ifpen.fr

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